Anatoli Krasnov-Levitine “Sur les mers, sur les vagues...” ("L’émigration")
(Voir: L’histoire de l’Eglise Russe des années 1970. © Copyright 1985 by A Krasnov-Levitine Editions "Poiski" (Recherches) 2, rue Henri Koch, 94000 Créteil, France.)
Extrait du quatriemechapitre

     Le lendemain au soir il y avait encore une rencontre. Des amis de Moscou viennent me voir à l’hôtel : le peintre Yuri Vassil’evitch Titov avec son épouse Elena Vassil’evna. C’est un couple très spécial. Je les connaissais depuis 1966. Et je voudrais parler plus en détail de cet homme talentueux et malheureux et de son épouse.
      Il est moscovite; il y a ses racines. Et cela ne fait pas seulement référence à son lieu de naissance ou son adresse, mais aussi à son caractère. C’est un homme solide, barbu, joyeux, il aime bien boire un coup mais ce n’est pas un alcoolique. Il boit un petit coup et il danse. Purement à la russe. En s’accroupissant, en se claquant sur les hanches. Il est remarquablement talentueux. Il commença à dessiner quand il était encore petit garçon. Et de suite, il tomba dans la « célébrité » : on parla de lui dans le milieu artistique. Il commença comme peintre abstrait et de ce fait il fut classé parmi les peintres de l’opposition. Les autorités officielles lui faisaient la guerre, tandis que les amateurs d’art non reconnu étaient fous de lui. Mais il ne resta pas longtemps dans ces sphères. Bientôt, la personnalité du Christ l’attire. Commence la recherche de la Face du Christ. C’est un peintre exigeant, pas de ceux qui utilisent le thème religieux pour faire de la politique (comme le fameux peintre moscovite Glazounov).
     Il cherche. Je m’en souviens, un jour j’étais chez lui en visite et il nous montra (je ne me souviens plus qui était avec nous) ses toiles. 19 faces du Christ, qu’il avait peint! Et toutes différentes, pas deux qui se ressemblaient. Dans chaque tableau on voyait l’excitation de la main religieuse, la volonté passionnée de trouver la Face du Christ. Je suis parti ensorcelé et choqué. J’avais ce sentiment d’avoir été à côté du Christ. Rien à voir avec ce qu’on ressent au Louvre, les musées du Vatican, l’Ermitage. Là-bas, tout impressionné que vous êtes artistiquement, vous n’oubliez jamais que vous vous trouvez dans un musée. Dans l’appartement à côté de la rue Sadovo-Triumfalnaia j’avais oublié tout cela. Je ne voyais que le Christ, uniquement le Christ. Et je ne pouvais croire que cela avait été peint par un barbu joyeux, gentil et légèrement insolent. Et de nouveau, pour la énième fois, on répétera comme Mitia Karamazov: "il est large, l’homme russe, le rétrécirais-je...". Et la femme de Yuri Vassil’evitch est Elena Vassil’evna. Elle donne une autre impression. Une intello typique. Elle est la fille d’un communiste, vieux révolutionnaire, Stroiev. Elle a le teint hâlé. Elle est mondaine. Elle est polie, elle aime parler, elle est expansive. Quelque part, elle fait penser à une française. Ils ont une fille, adulte. Elle donne l’impression d’être un peu malade. Elena Vassil’evna faisait de la publicité pour son mari. Elle connaissait des journalistes étrangers. C’est grâce à elle que des répliques photo des tableaux de Titov parvenaient à l’Occident. Des correspondants étrangers écrivaient des articles sur lui. Elena Vassil’evna avait aussi des connaissances dans les milieux dissidents. Son ami le plus proche était Vladimir Boukovski, qui passait journées et nuits chez eux. Yakir leur était bien connu aussi, tout comme le reste de notre cercle. Les autorités ont toujours des mesures pour tout le monde : puisqu’ils ne sont pas comme les autres, ils sont fous (ne s’adaptent pas à la société). Commence alors le tour des maisons de fous. La dernière fois ils ont été internés dans une clinique psychiatrique au printemps de 1971, si ma mémoire est bonne. Juste avant le XXIVème congrès du Parti. Je les ai visités dans la clinique Kashchenko; j’ai parlé avec Yuri. Il avait l’air calme, retenu. Son épouse, Elena Vassil’evna était expansive et perturbée, comme d’habitude. Elle se plaignait qu’on l’avait mis avec des gens qui avaient perdu la tête. En mai, les Titov furent relâchés de la maison de fous.
      J’ai été chez Elena Vassil’evna. Nous sommes allés avec elle à la clinique Kashchenko pour y visiter Julia Vichnevskaja, qui était restée dans la clinique. Nous nous trouvons dans le jardin avec Elena Vassil’evna, Julia se trouve devant la fenêtre ouverte. Je lui dis: "Pars d’ici. Ils ne te laisseront pas respirer ici." Et deux jours après, je fus arrêté. Me trouvant au camp de détenus, je reçois une lettre d’Elena Vassil’evna. Elégante, déterminée, énergique. Elle m’informe qu’elle a décidé de suivre le conseil que j’avais donné à Jul’ka : partir. Me souhaite tout le meilleur du monde. Comme on me dit après, elle a dit avant leur départ : "les bouleaux ne nous manqueront pas."
     Et voici qu’on se rencontre trois ans et demie après. A Paris. Depuis tout ce temps, beaucoup d’eau est passée sous le pont. Combien nous avons vécu en si peu d’années! Ils étaient pauvres à ce moment-là. Ils n’étaient pas les bienvenus, ni dans l’émigration, ni parmi les Français. Ça s’est passé de la façon suivante. Après leur départ de la Russie ils se sont retrouvés à Rome. Toute de suite, ils ont connu la désillusion. Le rêve de salons littéraires, qui possédait Elena Vassil’evna s’est évaporé "comme de la fumée, comme le brouillard du matin". La presse étrangère avec ses journalistes gravita un peu autour d’eux puis les oublia.
     La solitude, la nostalgie. Entre-temps, deux connaissances viennent de Moscou : Panine et Glazov. Deux Russes (Glazov, entre nous soit dit, est un Juif) qui ont embrassé le catholicisme. Ils organisent une entrée à la Chapelle Sixtine pour les Titov, pour assister à une messe papale. Elle y était, a communié. Et tout à coup, une nostalgie de la Patrie s’empara d’Elena Vassil’evna. Une terrible nostalgie. Elle s’appuya contre une colonne et commença à pleurer. Il est intéressant qu’elle se remémorait alors même de la maison de fous avec tendresse. "Je voulais tellement aller chez ces bonnes femmes dingues", raconta-t-elle ensuite. En vérité, "même la fumée de la Patrie nous est douce et agréable". Et tout à coup, quelqu’un souffla : il faut aller à Paris et s’adresser à l’ambassade soviétique. Elena Vassil’evna, nerveuse et expansive, fit ses bagages en un clin d’œil, toute excitée, et entraîna son mari (il était entièrement sous sa houlette et lui obéissait comme un enfant). Ils partirent pour Paris, où ils reçurent l’asile. A peine arrivés ils gagnèrent l’ambassade soviétique. Là, ils furent reçus avec une joie inhabituelle. On leur souriait, on les fit dîner, on leur donnait symboliquement du pain russe.
     Ils étaient ensorcelés. Le lendemain tôt, ils allaient voir l’ambassadeur. Lui aussi était galant et leur fit gentiment signer une lettre adressée en leur nom au gouvernement soviétique où ils se repentirent d’avoir quitté le paradis soviétique, ayant été tentés par les "serpents occidentaux" et où ils demandèrent le retour. Puis, on leur dit que la réponse devait venir dans deux mois.
     Les époux sont au septième ciel. Elena Vassil’evna raconte à tout le monde qu’elle rentre à la Patrie. Assure, que les palmes (cette fois, ce ne sont pas les bouleaux) ne lui manqueront pas. Une fois par semaine ils vont voir leurs nouveaux amis de l’ambassade soviétique. Mais les émigrants se détournent d’eux. Un jour, Titov rencontre Vladimir Dmitrievitch Poremski. Lui demande: "Est-ce vrai que vous avez décidé de rentrer en URSS? Et quelles conditions vous a-t-on proposé?". Titov : "Et de quel droit vous me le demandez?" V.D.Poremski : "Du droit d’un homme qui a sacrifié sa vie au combat contre le système soviétique et a perdu un fils dans ce combat."
     Au bout de deux mois on les informe que le retour en Union Soviétique leur a été refusé. On exige d’eux une lettre plus explicite, où les accusations contre l’Occident sont plus catégoriques. Ils signent la seconde lettre, puis recommence la longue et fatigante attente.
     De Moscou viennent des nouvelles que le représentant du KGB lit la lettre des époux devant le syndicat des auteurs et même la lettre privée d’Elena Vassil’evna à sa sœur avec les accusations contre l’occident.
     Finalement, les longs mois touchent à leur fin. De nouveau, un refus. Cette fois-ci, l’ambassadeur pose une nouvelle condition : qu’ils accusent l’Occident dans la presse française. Mais là, Elena Vassil’evna comprit dans quel piège elle était tombée. Sa réponse : "Là-bas, à Moscou, j’accuserai qui que ce soit de quoi que ce soit, mais je n’ai aucune intention de le faire ici, en Occident." On ne peut pas dire que la réponse était très intransigeante, mais l’ambassade soviétique n’est pas satisfaite. De nouveau, de vagues promesses. Les Titov commencent à comprendre qu’ils ne verront jamais l’Union Soviétique. Et ici, évidemment, tout le monde a peur d’eux, les évite.
      J’ai essayé de parler de Elena Vassil’evna avec la rédactrice en chef de la "Pensée Russe", Z.A.Chakhovskaia. Elle me dit : "J’engagerais bien Elena Vassil’evna, j’ai besoin d’une machiniste. Ils me font pitié. Mais ils sont liés à l’ambassade soviétique. Vous comprenez bien que je ne peux les engager, parfois il y a des gens de l’Union Soviétique chez moi." Ce qui est vrai. Ce soir-là, quand ils me rendirent visite, je voulais aller voir Maksimov. C’est un vieil ami à eux. Dans le temps, à Moscou, il était souvent chez eux. Elena Vassil’evna décida qu’ils m’accompagneraient. J’ai accepté sans vraiment le vouloir. Pour bien faire, il eut fallu que j’appelle Maksimov pour lui dire que je viendrai avec les Titov, mais je décidai qu’un ancien détenu ne pouvait refuser un ancien détenu. Nous avons traversé Paris d’un bout à l’autre. Lui nous reçut comme d’habitude en faisant sombre mine, mais galamment. Je me souviens que je me plaignais de mon infortune : j’avais perdu mes boutons de manchette et je ne pouvais en acheter d’autres, ne sachant pas comment ça s’appelle en Français (après coup j’ai su, il n’y a que les Français pour inventer un nom pareil). Avec la mine toujours aussi sombre Vladimir Emelianovitch alla dans une autre chambre, m’apporta de magnifiques boutons de manchette en argent, que je perdis la semaine suivante avec la ponctualité qui est mienne. Avec Titov, Vladimir Emeljanovitch était tout aussi galant, lui offrit son dernier ouvrage ("Karantin", me semble-t-il. ("La Quarantaine", NdT.)), mais quelques mois plus tard me reprocha : "Voyez-vous, vous m’avez amené les Titov, et eux, on dit, vont toujours et encore à l’ambassade soviétique." Quand on rentrait de chez les Maksimov, Elena Vassil’evna feuilletait le livre dans le métro et rayonna : la dédicace disait, il lui semblait "avec mes vœux de retour". Je regardai et dus désillusionner Elena Vassil’evna. La dédicace disait "avec mes vœux de renaissance". Ça l’arrangeait moins. Le rayonnement disparut de son visage.
     Entre temps, il n’était pas très calme à Paris en novembre 1974. Les Télégraphistes et les téléphonistes faisaient la grève. Il était dimanche, et tous les dimanches j’appelais ma femme à Moscou. On ne nous connecte pas. Le représentant du NTS à Paris (Narodnyj Trudovoj Soïouz - Syndicat Ouvrier Populaire, NdT), Slavinski, vint en aide. Il appelle la station, explique que la femme de ce monsieur se trouve à Moscou et est malade, et que ce monsieur veut s’informer de sa santé. La station répond : "D’accord, on vous connectera cette fois-ci, mais si ce n’est pas vrai, on vous bloque le téléphone pour toujours!". J’appelle. Ma femme répond. Ma première question : "Comment te sens-tu?".Elle me répond d’un air étonné : "Ça peut aller". Le même soir, je me trouve chez les Titov. Ils vivent chez une dame russe, riche, veuve d’un Roumain, propriétaire de deux hôtels à Paris. Après la mort de son mari elle vendit un hôtel et mit l’argent en circulation. Elle vit dans les quartiers chics de Paris, dans un cinq pièces. Chaque pièce peut contenir entre dix et vingt personnes. Les murs sont couverts de gobelins, de tableaux chers. Elle est zen-bouddhiste. Tous les mois elle se rend au Japon en avion. Elle a pris les Titov sous sa protection. Ils vivent chez elle. Tous les soirs il y un exercice : une prière selon un système spécial. La veille, Elena Vassil’evna me dit sur le ton d’une élève : "Hier j’étais tellement fatiguée, j’avais tellement sommeil, mais non, deux heures d’exercice." C’est dans cette maison que m’emmenèrent les Titov. De suite, Madame se mit à critiquer les postiers : "Des vauriens, ils ne veulent pas travailler." Auparavant, j’avais appris que les postiers étaient payés une misère et qu’ils ne réclamaient que 200 francs d’augmentation. Ayant entendu les plaintes de cette dame, superbement habillée, propriétaire d’un appartement somptueux, je m’échauffai : "Et vous, madame, pourquoi vous ne voulez pas travailler?"
     "Moi?"
     "Bien sûr, mon épouse est plus âgée que vous et elle travaille."
     Ça l’a tellement étonné qu’elle ne s’est même pas fâchée. Après, elle remarqua en passant au Titov : "Drôle d’homme!" Elena Vassil’evna me fit en revanche la leçon pour avoir offensé une zen-bouddhiste. Elle est tellement pieuse, et partout chez elle il y a des statuettes de Bouddha. Je me suis excusé, mais pensai que Bouddha aurait été de mon côté. Apparemment, Bouddha "ne sourit pas que dans les prisons de Boutirsky." (le titre du chapitre "le sourire du Bouddha" dans le roman de Soljenitsyne "Dans le premier sercle").
      Et encore un tour d’enfant terrible à la consternation d’Elena Vassil’evna. Elle m’amena dans une des églises orthodoxes du Patriarcat de Moscou à Paris. Le marguillier de la paroisse et son aide me reçurent de bon cœur et me montrèrent l’église. J’achetai un cierge, m’inclinai devant l’icône de la Mère de Dieu et posai le cierge. Après, il m’emmenèrent dans la sacristie. La première chose que je vis était un énorme portrait du Patriarche Pimène. Je dis, pas très respectueusement: "Ah, lui aussi, il est ici. Une vieille connaissance."
     "Vous connaissiez Sa Sainteté?", me demanda le marguillier.
     "Comment peut-il en être autrement" dis-je, et je caractérisai le Patriarche de façon plus réaliste qu’enthousiaste. Et de nouveau je me fis invectiver par Elena Vassil’evna : "Ils étaient tellement gentils!" - "Moi aussi je répondis à leur gentillesse de façon très amicale : je leur ai dit la vérité."
     J’avais pris la décision depuis longtemps déjà, que si je voulais dire des choses que je ne pensais pas, je pouvais tranquillement vivre à Moscou et être un professeur soviétique. Est-ce que j’ai été chômeur, déclassé, détenu et maintenant expulsé, pour de nouveau agiter ma queue comme un chiot et dire ce que je ne pense pas? Mais je ne dis rien de cela à haute voix, j’embrassai seulement la main d’Elena Vassil’evna. Pauvre Elena Vassil’evna! Elle était énergique et affichait une joie de vivre, comme toujours, mais dans ses yeux, dans les coins de son sourire on sentait la fatigue. Cette même fatigue, qui annonça sa fin tragique. En septembre 1977, Elena Vassil’evna Titova se suicida à Paris.

* une titologie comparative *