L’hermite (des esquisses pour le portrait de Y.V.Titov, rédaction de M.Bogatyrev)
extrait du « Stéthoscope » n°22, année 1999

M.Bogatyrev. Portrait de Y.V.Titov

     Le peintre Yuri Vassil’evitch Titov naquit le 19 janvier 1928 dans la province de Vladimir. Il déménagea, enfant, avec sa famille à Moscou. En 1951 il fut diplômé de l’Institut d’Architecture de Moscou. Jusqu’en 1957, son travail était en majorité réaliste. Parmi ses peintres préférés de cette époque il nomme Vélasquez, Titien, Manet, Chichkine et Vroubel. A partir de 1957, après l’exposition internationale à Moscou sur la peinture contemporaine mais aussi sous l’influence de la personnalité éblouissante de son ami et professeur V.P.Sitnikov, il passe à la peinture abstraite. En mars 1962 Titov organisa en collaboration avec V.Bystrenine une exposition dans un appartement privé (le boulevard des Lilas) qui restaura la tradition d’expositions de peinture abstraite russe, interrompue depuis quelques décennies. Les recherches sur le sens de la vie et le sens de l’art amenèrent le peintre à la foi en Dieu et au baptême. Fin 1962, quand le chef d’orchestre américain Robert Shaw vint en Russie pour des concerts et interpréta, avec son orchestre, la Messe en si mineur de Bach, le peintre lui offrit un tableau représentant le Christ.
      Yuri Titov et son épouse Elena Stroieva participèrent à une démonstration pour le droit des juifs à émigrer en Israël et furent arrêtés et internés dans une clinique psychiatrique à la suite.
      Ce fut, pour le peintre, le début d’une série d’épreuves cruelles qui continuent à ce jour.
      On peut faire connaissance de façon plus complète avec la période russe de la vie et de l’œuvre de Y.V.Titov, avec sa vision du monde (Weltanschauung) et sa philosophie (ses pensées sur l’Apocalypse) dans sa biographie, publiée dans le numéro 2 de l’année1971 du Messager de l’ACER il y a 27 ans par Nikita Struve.
      A la fin de 1967 des expositions de l’œuvre de Yuri Vassil’evitch Titov eurent lieu à Stockholm et d’autres villes scandinaves.
     En 1972 il émigra d’abord à Rome, puis à Paris. Au début ses affaires ne marchaient pas trop mal. Il ouvrit un salon où se rencontrèrent des gens triés sur le volet : des littérateurs russes, des peintres, des collectionneurs européens. L’on ne peut pas ne pas remarquer que Yuri Vassil’evitch écrit de la poésie à ce jour, changeant sa façon au fur et à mesure et en se rapprochant à une forme de plus en plus novatrice. Son vœu, depuis longtemps, est de créer une langue poétique unique et mondiale. Dans le numéro 12 du périodique "Tchernovik" (New-York-Moscou) - "Le Brouillon" NdT. - on a publié son traité sur la technique mixte, exécuté d’une manière inhabituelle qui combine les aphorismes à une façon de parler dadaïste.

     Le problème de compréhension dans cet extrait se trouve dans la stylistique d’une miniature absurdiste, si caractéristique pour les OBERIUTES (D.Harms, J.Drouskine).
      Beaucoup des aphorismes de Yuri Vassil’evitch ne sont notés nulle part. Ses créations poétiques des dernières années ont majoritairement un caractère oral. En relisant par exemple une première impression d’une traduction d’un texte hébreu ancien, reçue d’Henri Volohonsky, ou abondaient les listes de légions d’armée qui se battaient contre le diable, Yuri Vassil’evitch sortit une devinette, qui sonnait presque comme un koan mystérieux du bouddhisme zen :

     "Cinq fois cinq font vingt-cinq. Six fois six - trente-six. Sept fois sept - quarante-sept. Mais ou sont donc passés deux millénaires?.."

      Nous avons déjà dit que le destin de Yuri Vassil’evitch était cruel. Cela fait plus de quinze années que son épouse chérie est décédée, mais il ne peut toujours pas s’en remettre.
      Matériellement il est dans la pauvreté. Il est presque aveugle. Ayant refusé de vivre dans une maison de retraite, il a préféré une vie nomade, mais libre. Il est dit que, à 70 ans, il passe ses nuits dans un centre d’hébergement pour SDF et qu’il va chercher un repas gratuit Place de la République tous les mardis et jeudis. Mais le peintre ne perd pas sa présence d’esprit. La fantaisie et l’imagination deviennent son salut, son bol d’air. En cela il a une influence positive sur la jeunesse artistique russe.
      Pour exemple nous pouvons prendre le peintre A.Batousov (Paris) et le poète P.Ptakha (Jérusalem). L’intellectuel parisien A.Lebedev réalisa un enregistrement vidéo sur Yuri Titov il y a quelques années.
      Etant un mystique, Yuri Vassil’evitch sent les présences d’outre tombe et communique avec les morts. Il emballe le temps, l’espace et les objets, il crée des soi-disant "paquets pensants". Qui de plus est, il ne se fait aucun souci pour ses créations, ne les expose jamais et nulle part. Quand il déménage d’un endroit à un autre, ses œuvres se perdent. Un certain temps il exista dans un des squats parisiens (non loin de la Place d’Italie) une installation mythologique selon les indications du peintre, qui s’appelait la "Chambre du Cheval de Troie". Elle impressionnait tous qui la visitaient. Des objets étranges, tels le "Doigt de Protée" ou encore le "soleil Mystique" et d’autres occupaient pratiquement tout l’espace, de façon que le peintre était obligé de dormir dans l’armoire.
      Après que la Préfecture eut fermé le bâtiment complètement vétuste, en le murant avec la "Chambre du Cheval de Troie" et tout ce qu’elle renfermait d’objets, le peintre resta sans toit et sans ses dernières créations. A la suite, il disparut.
      Récemment le bruit de la mort de Yuri Vassil’evitch Titov courut dans le milieu artistique russe, heureusement sans confirmation.
     L’on dit qu’il se promène le soir aux alentours des stations de métro Tolbiac et Bastille, mais personne n’a pu s’en rendre compte de visu à ce jour.

Valentin Vorobiev. Corrections à la biographie du peintre Yuri Titov.

     Camarade Bogatyr, en dépit de la belle et énergique façon d’exposer votre "Ermite", la fausse beauté des faits ne me laisse pas de repos, et je ne peux l’imprimer tel quel; s’il faut l’imprimer, alors avec mes corrections à la fin, pour ton information autant que pour l’éclairage digne de foi du lecteur.
      Vous pouvez ajouter que le connaisseur et participant actif de la scène underground russe, Valentin Ilyitch Vorobiev, fait les corrections suivantes concernant la biographie du peintre Yuri Vassil’evitch :
      1. La première période créative de Y.T. peut sans le moindre doute être rapportée au style soviétique "à la Ivan Chichkine", naturaliste et paysagiste du XIXème siècle. Personnellement, j’ai vu quelques-uns de ces essais dans l’atelier moscovite de Titov dans la rue Tverskaja-Yamskaya.
      2. Il faut préciser qu’il se lia d’amitié avec le pédagogue et peintre underground Vassily Yakovlevitch Sitnikov en l’automne de 1956 lors de l’exposition privée de son "académie" dans le club de l’MGU (Université d’Etat de Moscou, NdT), organisée par l’étudiante Sévertseva, fille adoptive de l’historien fameux Gabritchevsky. Les œuvres de Titov, peintes sous la direction de Sitnikov, ne peuvent être appelées "abstraites" que sous certaines conditions. C’étaient des représentations de champs infinis jusqu’à l’horizon, sans aucun signe de vie ou d’habitation. Cela leur donnait leur arôme si mystique. J’aimais beaucoup ces tableaux.
      3. Comme je l’avais déjà remarqué avant, l’exposition sur le boulevard des Lilas était privée et illégale; elle était organisée par Ivan Rakhmetov, "dealer" célèbre en ces temps-là et ami du peintre Alexis Bystrénine, qui dessinait des abstractions de petite taille mais amusantes.
      4. L’inepte épouse du peintre, Elena Stroieva, fille d’un général célèbre, était une profiteuse née. Elle n’avait aucun talent et se donnait des airs usant de tout ce qu’elle trouvait. A la fin des années 50 elle dirigeait un petit cercle politique où l’on trouvait constamment des gens comme Volpine, Essenine, Ed. Kouznetsov, Boukovski, V.Ossipov, Aïda Sytcheva et une multitude d’autres jeunes gens. En 1965 Yura Titov devint célèbre pour avoir trouvé le slogan "Vive la Constitution soviétique!" et pour l’avoir montré publiquement sur la place Pouchkine à Moscou. Ce cercle agissait dans une et même direction avec les "satanistes de Yuri Mamleyev". Les satanistes se réunissaient dans l’appartement de Ruben Aratunian sur la rue Gorki, de l’autre côté de la cour où se trouvait l’appartement des Titov. De cette façon, les discussions philosophiques et beuveries mystiques se faisaient en même temps. C’est dans le cercle des Titov que l’écrivain de Rjazan’, Soljenitsyne, fit la connaissance de sa future épouse, Natalia Svetlova, vielle amie de Lena Stroieva.
      5. Je ne suis pas sûr que Y.T. fut mis dans une maison de fous pour cette "manifestation à la défense des juifs". Les cercles de Stroieva, Mamleyev et Aratunian étaient antisoviétiques en soi, mais plutôt d’un caractère généralement citoyen et même antisémite sur les bords.
      Les protestations des satanistes et des sionistes étaient tout à fait parallèles, dans une même direction sans jamais se rejoindre. Le défenseur des droits André Amalrik a écrit un passage intéressant à ce sujet dans ses mémoires.
      6. Question intéressante : pourquoi Titov et Stroieva ont émigré si tôt? Stroieva n’est plus. Titov ne peut plus s’expliquer de manière compréhensible. L’émigré Flegon assure qu’ils ont été "attirés et jetés", mais il n’est pas clair qui les a attirés ni pourquoi. Une chaire attendait Sinyavski à la Sorbonne. Maksimov reçut un journal. Chemiakine travaillait avec la galerie d’art en vue de Dina Vierny. Je pense que Stroieva, qui était nerveuse et prétentieuse, a bêtement laissé tomber Moscou et s’est jetée sur l’Occident comme on se jette à l’eau, désinformée et sans préparation aucune. Le peintre Kouperman, qui avait pris le même avion qu’eux, me raconta que déjà à Vienne Stroieva voulait rentrer en Russie, d’où elle fut expulsée manu militari. En un mot, la famille Titov fit son entrée dans le monde occidental avec des bagages brûlés à l’acide!
      7. Je ne sais rien à propos de l’exposition "sur la Suède" de 1967. Il est possible que Yura Titov prit quelques tableaux vendus à un diplomate suédois pour une "exposition sur la Suède".
      8. Concernant un "salon d’intellectuels" de Strojeva, je n’écrirais pas trop. Oui, en '74 les Titov essayaient d’organiser, avec les maigres subsides du Fonds Tolstoï, des rencontres dans l’esprit moscovite, mais Michel Chemiakine, un peintre qui avait les moyens, transféra tout chez soi.
      9. A la même époque, en ‘74-’75, Titov exposait ses travaux au salon d’"Art Sacré", tandis qu’on proposa une place d’emballeur à une gazette russe à Stroieva, puis un poste de secrétaire au journal "Kontinent", ce qu’elle refusa faisant la fine bouche. La vie d’émigrés, endettés et toujours sur le point de partir, fit hurler Strojeva qui se rua sur l’ambassade soviétique. Là, on lui proposa d’écrire une lettre de pénitence, sous dictée, et on lui proposa un logement et un poste de gratte-papier sur le chantier du communisme. A partir de ce moment-là commença sérieusement la chasse par les notables de l'émigration, le suicide et la maison de fous pour le mari et sa fille.
      10. Au début des années ’80 une rumeur fit son apparition comme quoi Yuri Titov était décédé. Je ne lâchai pas mon téléphone deux heures durant, je suivis le fil et je trouvai dans une maison de retraite. Nous lui apportâmes de la peinture et des pinceaux. Le grand peintre, fatigué, n’ouvrit même pas les boîtes à l’hôpital. Après, commença Montgeron et les interminables squats parisiens. Un jour il vint chez moi dans mon grenier et s’endormit par terre dans le corridor n’ayant pu ouvrir la porte, provocant un tollé chez les habitants de l’immeuble bourgeois.
      Pour le reste, mes chers camarades, vous savez tout mieux que moi.
      Vive Yuri Vassil’evitch Titov !
      En avant! Tout le monde se lève! Retentissent des applaudissements enthousiastes et sans fin !

* une titologie comparative *