V.Vorobiev.
2007
Yuri Vassil’evitch Titov est un peintre
au destin tragique. Pour moi, il fait entièrement partie de la mythologie
soviétique du XXème siècle. Je n’avais rien entendu sur lui avant
1962, mais après l’exposition d’art abstrait dans un appartement
privé, organisée par le jeune poète Volodia Boukovski, il fit parler
de lui dans les "salons" moscovites
comme d’un "nouvel héros" de l’art persécuté.
L’on ne peut s’imaginer les années
soixante sans les "salons" moscovites.
L’art underground dépendait totalement de ces "salons".
Dans ces trous communautaires se rassemblaient des would be philosophes,
des poètes, talentueux ou pas, des peintres de toute sorte avec des
revendeurs à la sauvette, des alcooliques sans prétention et autres
vauriens.
Apres les oukases furieux de Khrouchtchev
interdisant toute religion et secte, la nouvelle "direction
collective" (1964) fermait
les yeux sur la communauté inspirée par la grandeur de l’ancienne
Russie. Suivant une nouvelle vague de la mode, l’intelligentsia allait
à l’église, achetait de vieilles icônes et des samovars de Tula,
des fileuses de Vologda et de la vaisselle campagnarde. Au lieu de
Karl Marx les gens lisaient Florensky ou Berdiaev en manuscrit, passant
les textes chéris de main en main. Pour visiter l’atelier du peintre
académicien Pavel Korin, où s’élevait l’énorme tableau "la Sainte
Russie", il fallait user de relations et, par conséquent, faire
un geste à la mode et obligé. "Comment, vous n’avez pas vu la
Sainte Russie de Korin? Mais alors, savez-vous, nous n’avons pas
de quoi parler!" Les gens venaient de tous les coins du pays
pour saluer Vasilij Choulgine, le vieillard monarchiste qui avait
survécu à l’émigration et aux prisons soviétiques, comme jadis on
allait en pèlerinage chez les saints ermites.
Moi-même, j’ai dessiné et travaillé
à Taroussa. Une rumeur me parvint, comme quoi le peintre abstrait
Titov construit une église orthodoxe pour l’écrivain Alexandre Soljenitsyne.
Au début des années soixante le professeur de mathématiques de Rjazan’
avait écrit un fulgurant et véridique roman sur les camps staliniens
- est-ce une blague? On nomina de suite ce provincial et bleu dans
la littérature pour la Prix Lénine! - et on blablata constamment
de cet homme courageux dans les "salons" moscovites. Le
morceau de bravoure qu’était la construction de l’église devint une
sorte de publicité trompeuse pour Yuri Titov et son épouse caractérielle,
Elena Stroieva. Tout le monde savait qu’il n’y avait et qu’il n’y
aurait jamais ni projet sérieux ni argent pour la construction. "L’église
de Soljenitsyne" avait
été inventée pour tromper le monde et pour faire vendre avantageusement
les tableaux du peintre. Les bruits les plus fous faisaient le tour
de Moscou et moscovites comme étrangers se ruèrent chez les Titov
pour voir le projet et de nouvelles œuvres.
C’est avec mon ami de cette époque,
l’artiste peintre Edik Steinberg, que j’allais faire connaissance
avec le nouvel héros de Moscou. Lors d’un automne doré en 1965 nous
faisions irruption dans cette ancienne "maison
de location rentable". Yuri Titov, un bonhomme qui ne faisait
pas de mine avec une barbe qui pique, nous accompagna le long de
l’interminable couloir communautaire, chichement éclairé par une
petite loupiote jaune, chez lui.
Comme absolument tout à Moscou, l’appartement
était en général délabré, mais le décor russe ressortait immédiatement.
Sur les murs écaillés il y avait des icônes de facture très ancienne,
dans un coin on trouvait une fileuse décorée, couverte d’une épaisse
toile d’araignée, sur la table sale s’élevait un samovar troué de
tous les côtés, et sur un divan pourri un couple de jeunes gens feuilletait
dans un silence religieux "Une Idée Russe", par Berdiaev.
Sur le molbert se trouvait une grande toile avec une figure barbue
comme sur une icône, sur fond d’un feu rouge; le Christ ayant souffert
pour les péchés du monde, selon l’auteur. Un tel tournant dans son
œuvre, de l’art abstrait au Christ, nous a fortement perturbé.
De derrière le mur en congloméré apparut
son épouse, vêtue d’un peignoir et avec un bébé aux joues rouges
sur les bras.
- Qu’est-ce que vous avez à faire des
tronches pareilles, ça ne vous plaît pas?, dit-elle vulgairement.
Nous nous sommes regardés et nous avons ri. En ce temps-là, Steinberg
dessinait des pierres, moi, des bateaux de façon libre. Nous ne pouvions
ni ne voulions discuter d’art de manière posée et réfléchie. Nous
nous aboyions dessus comme des chiens, défendant notre territoire.
- Ben alors, où est passée la peinture?,
fit Edik Steinberg.
Elena Stroieva s’approcha du tableau
de son mari et cria :
- Comment, putain, vous vous foutez
d’un génie! Titov est le prophète d’un art nouveau et sacré. Il est
le défenseur de la Russie historique, salie et déchirée par les mécréants
communistes! Démons! Démons! Démons!
Les jeunes gens s’armèrent de bouteilles
vides.
- Cassez la gueule aux démons!, criaient-ils.
Sans beaucoup réfléchir, je mettais
une baffe à l’un d’eux. La porte s’ouvrit et nous sortîmes de là
en courant, les jambes au cou. Bouteilles, bâtons et injures nous
suivirent.
L’esthétique russe ne suffisait pas
aux Titov. Elena Stroieva se précipita vers une activité politique
dangereuse. De la démonstration sur la place Pouchkine, avec le slogan
inoffensif "Respectez
la Constitution soviétique", elle se dirigea vers le radical
: "A bas le pouvoir soviétique!". Non pas un "socialisme
au visage humain", mais le pouvoir rural, l’orthodoxie et la
monarchie. La famille chaotique n’avait pas grand-choix suite au
conflit risqué avec le pouvoir : la Sibérie ou l’émigration.
En 1973 les Titov décollèrent pour
l’Occident et tombèrent immédiatement dans une mélancolie déprimante.
Arrivés dans ce nouveau monde inconnu et cruel, sans aucune préparation,
où tout le monde se bat sans merci pour une place confortable, les
Titov se turent et devinrent plus humbles.
Je ne suis pas un spécialiste de l’art,
mais le kitch religieux que montra Titov à l’exposition parisienne
d’Art Sacré ne fit pas grand effet sur Son Excellence le Capital.
Le peintre, qui était loin de l’art contemporain occidental, s’avéra
être d’un kitch inutile de l’underground moscovite. A Elena
Stroieva, qui avait une formation technique supérieure, l’on proposa
une place d’ouvrier dans une librairie russe, qu’elle déclina hautainement.
Il était possible de rentrer dans sa froide Sibérie natale, mais
seulement après toute une série de procédures humiliantes et honteuses
devant "tout
le peuple soviétique". La fière Stroieva ne pouvait supporter
telle auto-flagellation et se suicida en 1976. Le mari et sa fille,
devenus orphelins, descendirent au fur et à mesure au fond de la
vie bohémienne à Paris, d’où Yuri Vassil’evitch remonte vers l’art
et la vie, nonobstant son âge avancé.
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